domingo, 28 de septiembre de 2008

« Le récit de la fragilité identitaire des Québécois » – Réponse de Victor Armony à Gilles Bourque

Je souhaite réagir aux deux textes de Gilles Bourque, publiés dans Le Devoir les 30 et 31 juillet. Quoique très pertinents et stimulants, ils se basent sur ce que je considère une lecture réductionniste des conclusions du rapport de la Commission Bouchard-Taylor. Mon intention n’est pas de défendre la position des commissaires – avec laquelle je suis d’accord sur le fond – mais d’indiquer quelques points aveugles dans la critique à laquelle Bourque se livre. Sa thèse veut que la représentation des liens communautaires mise de l’avant par Gérard Bouchard et Charles Taylor soit « ethnicisante » et « étroitement psychologique ». Or, bien que l’on puisse partager ses réticences vis-à-vis du « psychologisme » que l’on retrouve dans quelques passages du rapport, ainsi que dans les propos d’un certain nombre d’experts, il me semble que Bourque demeure prisonnier d’un schématisme théorique qui l’empêche d’introduire dans sa lecture de la société québécoise l’élément que le mot « ethnique » – dépouillé de ses connotations péjoratives – vise à circonscrire. En nous rappelant avec justesse que la dimension nationale – elle-même liée à une profondeur historique incontournable – ne doit pas être évacuée de l’analyse, Bourque commet, à mon avis, l’erreur d’opposer radicalement le politique aux particularismes et le social au vécu.

En premier lieu, Bourque voit dans le raisonnement des commissaires un enchainement logique qui mènerait de l’« ethnicisation » (niveau culturel) à la « psychologisation » (niveau pré-politique) des comportements collectifs. Pour lui, se centrer sur la sphère culturelle implique s’éloigner de la sphère politique pour, en bout de ligne, en arriver à la dépolitisation qui est propre à la vie psychique. Il s’appuie, sans l’expliciter, sur un parcours à trois étapes qui va de l’universel (la politique), au particulier (la culture) et au singulier (le vécu). Son cadre normatif est transparent : tout écart significatif vis-à-vis de l’horizon universel de la politique est une concession aux penchants « particularistes » d’abord et « subjectivistes » ensuite qui « fragmentent » la totalité sociale. Dans ce contexte, le concept de « nation ethnique » est complètement irrecevable. Selon Bourque, la « nation ethnique » est « une communauté nationale formée de la relation (non hiérarchique) entre des groupes ethniques ». Non seulement je ne suis pas d’accord avec une telle définition, car la hiérarchie majorité-minorités y est déterminante, mais je crois que seule une lecture caricaturale du rapport Bouchard-Taylor peut faire supposer que les commissaires décrivent ainsi le Québec réel ou désiré. Entendons-nous bien. Je pense que la nation québécoise, du fait qu’elle ne détient pas le monopole de l’universel sur son territoire – ce que la plupart des nations indépendantes ont accompli par le biais d’une énorme violence physique et symbolique – n’a d’autre choix que de postuler son particularisme – appelons-le culturel, ethnique ou identitaire – comme ce qu’il est : un projet à prétention civique et inclusive, appuyé sur les valeurs universalistes de la modernité occidentale, mais lié inexorablement à un groupe qui cohabite avec d’autres (les peuples autochtones, la communauté anglophone, mais aussi, de plus en plus, les communautés religieuses et issues de l’immigration récente). C’est pourquoi la société québécoise, surtout si elle demeure dans la confédération canadienne, sera toujours constituée par une majorité en quête constante de légitimité auprès des minorités. Cela n’est pas bon ou mauvais en soi, bien que j’aie tendance à penser que le pluralisme démocratique en sortira gagnant. Mais il s’agit, en tout cas, d’une réalité dans laquelle les relations « interethniques » ou « interculturelles » occuperont une place centrale dans le débat public sur les grandes orientations communes. Affirmer que ce type de dynamique n’est pas pleinement politique en raison de l’absence d’un principe national totalisant qui neutraliserait les particularismes ethnoculturels me semble relever d’une vision idéaliste, rigide et déjà dépassée de ce qu’est la politique au vingt-et-unième siècle.

En deuxième lieu, Bourque s’attarde, comme l’ont fait plusieurs autres, sur le regard « psychologisant » que les commissaires auraient porté sur la majorité franco-québécoise. D’après lui, Bouchard et Taylor considèreraient que les Québécois d’origine canadienne-française souffrent, dans les termes ironiques de Bourque, d’une « pathologie ethno-psycho-identitaire » qu’il faut adresser. Apparemment ils ratent complètement la cible car, selon Bourque, l’« angoisse » ou la « frustration » exprimées par les Québécois francophones autour de la crise des « accommodements raisonnables » appartiendraient au domaine du privé et de l’individualité, ce qui les rendrait inutiles pour l’analyse sociologique. Signalons, avant de continuer, que le malaise des majorités qui se perçoivent « assiégées », « affaiblies » ou même « abusées » par des minorités qui seraient « devenues trop puissantes », « intouchables », « protégées et favorisées par les tribunaux », etc. n’est pas exclusif au Québec. Ce renversement imaginaire du rapport de domination entre majorités et minorités est au cœur du discours populiste qui sévit dans la plupart des sociétés occidentales, lesquelles sont aux prises avec les tensions qui découlent naturellement d’une hétérogénéisation socioculturelle croissante. Dans le cas du Québec, il va de soi que ce type de discours trouve un terrain des plus fertiles : une collectivité nationale dont la représentation de soi est si fortement marquée par la figure de la victime. Mais le fait de parler d’une « image de soi », d’un « sentiment » ou encore de la « figure de la victime » semble donner raison à Bourque. Ne sommes-nous pas en train de tomber dans ce « psychologisme » qu’il dénonce si vivement? Il est évident que les mots sont chargés – même si on les utilise en tant que métaphores – et que le risque de glisser vers le subjectivisme est réel. Cependant, les écarter complètement nous place devant un autre risque, celui-là à mon avis plus grave : faire du vécu un espace non-social, comme si les peurs, angoisses et malaises identitaires (aussi bien que les illusions, les espoirs et les desseins collectifs) n’étaient pas indissociablement liés à la manière dont nous faisons société. Puisque l’on sait à quel point Bourque attribue de l’importance au rôle du discours politique dans les processus d’institutionnalisation moderne, je reste perplexe devant son refus de voir dans le discours des « gens ordinaires » un lieu de construction de la réalité sociale. Ainsi, le fait qu’une grande partie de l’opinion publique franco-québécoise interprète la problématique de l’intégration des immigrants et des rapports avec les minorités linguistiques et religieuses au travers du prisme de sa « fragilité » – ce qui transforme toute affirmation publique de l’identité de l’Autre en une menace à son intégrité identitaire – est un facteur sociologiquement explicatif non négligeable. Le fait que cette représentation de soi comme une entité « faible » amène bien des Québécois francophones à ne pas assumer leurs responsabilités comme groupe dominant au sein de la société québécoise – ce qui voudrait dire se vouer activement à la protection des minorités qui sont par définition les plus vulnérables à la discrimination – est aussi un facteur sociologiquement explicatif non négligeable. Bref, le vécu des gens s’articule à la façon dont la trame sociétale se structure. Ces « états d’âme » collectifs que l’on peut observer ne sont pas que de simples agrégats de subjectivités construits par les sondages, manipulés par les leaders ou relayés plus ou moins aléatoirement par les médias, non plus que des « essences » immuables, mais des configurations sociales de sens qui, dans un contexte donné, orientent l’action des citoyens, de leurs gouvernants et des institutions. Au Québec, l’un des principaux « récits » qui orientent l’action de l’État est celui de la fragilité identitaire franco-québécoise. C’est aux intellectuels de le justifier, de le questionner et, s’il est besoin, de le déconstruire.

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